Cet article s’inscrit dans une nouvelle offre édito que nous souhaitons développer tout au long de l’année : des formats plus longs, qui prennent le temps de s’atteler à un sujet plus vaste, sans précipitation mais avec passion. Parce que les sorties s’accumulent à une vitesse indécente, il est parfois bon de faire un pas de côté : envisager un disque dans un contexte plus large par exemple, ou s’attarder sur une scène locale bouillonnante, ici comme à l’autre bout du monde. Prendre le temps. Discuter & ausculter un genre, un artiste, un sujet global, une époque, un club, une ville, hors calendrier de sorties ou d’événements. Prendre le temps, tout simplement.

C’est pourquoi nous lançons avec beaucoup de plaisir notre toute première label week ! Une semaine pour se (re)plonger dans l’univers, l’esthétique & le catalogue d’un label qui marque son temps, qui influence ses pairs & qui nous touche d’une manière ou d’une autre. Le tout, sans oeillère ni guerre de chapelle, comme toujours. Et pour cette première, nous nous sommes tournés vers l’Angleterre, plus précisément Sheffield & son fleuron musical, Central Processing Unit, avec en guise d’introduction, une plongée dans ses entrailles.

Central Processing Unit est né à Sheffield en 2012 : ancien fleuron de l’Angleterre industrielle, aujourd’hui déchue, cette ville est aussi celle de Warp Records, label qu’il n’est sans doute plus besoin de présenter. Chris Smith, fondateur de CPU, explique que cette communauté d’origine est à ses yeux porteuse de sens ; il avait l’ambition, dès le départ, de se constituer en label « fils spirituel » du Warp des années 1990. Central Processing Unit est donc né sur ce terreau, et pourtant, le label a su dépasser ce lourd héritage pour se constituer une identité propre. Quelle esthétique ? Et qu’écouter en priorité dans ce fleuve de sorties ?

Récits de voyage entre Sheffield et Detroit : influences et évolution

Les anciennes capitales industrielles ont peut-être ceci de commun que leur déchéance financière et sociale, au-delà d’une réalité peu reluisante, constitue toujours, après coup, un terreau idéal pour les artistes : on retrouve, dans l’IDM de Sheffield comme dans la techno de Detroit, un certain tressage de futurisme et de mélancolie qui n’appartient qu’à eux. Bien sûr, cette vision romantique de la chose ne suffit pas à expliquer cette musique, et même, la simplifie. Et pourtant, on ne peut leur dénier une certaine parenté, que CPU Records, d’une certaine façon, synthétise.

Car si Chris Smith clame une filiation avec Warp, de nombreuses sorties de CPU crient l’influence Detroit. Et ce dès les toutes premières sorties : le Newmark Phase de Cygnus, sorti en 2012, s’inspire manifestement de l’electrofunk de la Motor City, dans la mélancolie futuriste de ses synthétiseurs, ou dans la ligne de basse typique de « District Nights ». La liste ne s’arrête pas là, puisqu’on pourrait citer aussi « Glowsim » et « Magnetic Freedom » de Fah, « Intercal » de Morphology, tout Sentimentalist’s Choice de Automatic Tasty (dont on doit saluer la maîtrise des boîtes à rythmes Roland et l’usage presque narratif du sample dans « Some Future Spring », rythmé comme un poème), ou plus récemment « Archived Memory » de Plant43 et le Cruising de Djedjotronic, qui n’est pas sans rappeler Cybotron, sonnant presque comme un hommage. Cette influence manifeste se dilue sensiblement ces dernières années, compte tenu de la variété croissante des sorties, mais semble toujours demeurer en arrière-plan.

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L’influence des années 80 et d’une certaine branche de leur esthétique ne s’arrête pas à l’electrofunk et à la techno de Detroit : de nombreuses sorties réinterprètent l’héritage des premières musiques de jeux vidéos aux sons 8-bit faussement sales et peu définis, et les synthétiseurs disco occupent également une place de choix dans l’instrumentarium général de CPU. DMX Krew, notamment, est assez friand de ce genre de sons, qui prennent le premier rôle dans Cities in Flight (2013), avec des morceaux comme « D75 » ou « Zaibatsu », l’un et l’autre à l’esprit très ludique. Space Cucumbers (2016) n’est pas en reste, le morceau éponyme sonnant très Giorgio Moroder. Le morceau, éponyme lui aussi de Not Enough Fahzers (2013) de Fah mériterait quelques lignes. « Zener Diode Blue », de CN, quant à lui, est intéressant dans le traitement de cette esthétique, puisqu’il joue à la fois sur le registre épique de la musique de jeux vidéo en poussant le bpm et les valeurs rythmiques, et sur la forme traditionnelle d’un morceau de musique électronique, en l’hybridant avec le format pop aux sections mélodiques bien définies. À citer aussi, l’excellent « Trifolium » glitché de Carbo Flex. Ce que ces sorties ont de ludique les rapprochent aussi d’un James Ferraro – de ses morceaux doux-amers, où les sons volontairement trop ronds confèrent au tout un brin d’ironie – et de toute cette veine electronica.

Évidemment, il ne faut donc pas non plus oublier l’héritage manifeste de CPU : l’IDM ou electronica, personnifiée – entre autres – autour des figures d’Aphex Twin, Autechre, voire Boards Of Canada dans un registre plus large. La quasi totalité des sorties peuvent se réclamer, plus ou moins, de cet héritage ; certaines le respirent, à l’image des paysages synthétiques de Nadia Struiwigh, le morceau « Proteus » de Paul Blackford, ou Spinifex de Tim Koch (2018), presque plus expérimental et assez proche des disques d’un Mu-ziq.

Ces divers hommages et influences, très prégnants, ne sont pour autant ni naïfs ni simplistes ; ils portent (presque) toujours leur empreinte propre, permise par l’accès à d’autres outils, et qui s’incarne notamment dans un tournant plus franchement UK techno ces quelques dernières années. Subtle Variance (2017), de Microlith, constitue une belle synthèse : tout le disque est dans cette vibration mélancolique qui mêle la techno breakée aux timbres modernes et à des retours 80’s et 90’s à Detroit, dans l’acid, l’electronica et l’esthétique chiptune. Le tout est pourtant admirablement repassé à la sauce 2017 grâce aux possibilités sonores, et se voile d’une belle mélancolie qui en fait sans doute l’un des meilleurs disques du label.

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Identité esthétique du label : de la ligne mélodique à l’équilibre textural

Au-delà de ces influences, qu’est-ce qui fait l’esthétique propre à Central Processing Unit ? Où le label se distingue-t-il de ses pères spirituels ? À l’échelle des possibilités et usages technologiques, 2012 est loin de 1990 : via de nouveaux outils, et parce que CPU est géographiquement voisin des labels inaugurant l’esthétique UK techno, au premier rang desquels Hessle Audio, les explorations de timbre ont pris une toute autre dimension. L’IDM de CPU lui est propre, parce qu’elle imprègne sa subtilité mélodique de techno anglaise, par son acuité rythmique, mais aussi et surtout par l’importance qu’elle donne aux textures et au jeu sur leur équilibre.

L’une des caractéristiques stylistiques de l’IDM réside – assez paradoxalement pour un genre de musique électronique de danse – dans son sens de la ligne mélodique ; en cela, CPU est tout à fait digne de son héritage. À un mouvement harmonique vertical (comme c’est le cas dans la house, du garage new-yorkais et de la deep house de Chicago à la majeure partie des sorties aujourd’hui) se substituent les errements de lignes mélodiques, dans une conception davantage horizontale de la musique. Les lignes se croisent, se rencontrent à l’occasion, mais gardent toujours leur autonomie. Ce sens de la mélodie est primordial chez CPU : le cadre en est posé dès la première sortie, Newmark Phase de Cygnus (2012). Il se fonde sur le matériau de deux lignes mélodiques, qui petit à petit s’enrichissent, établissant un groove lent et mélancolique tout au long du morceau. Plus encore, les lignes mélodiques jouent même un rôle dans l’élaboration des formes des morceaux : plutôt que gouvernés par des cycles rythmiques, eux-mêmes réunis en sections plus larges, une partie non-négligeable des sorties de CPU voient leur forme modelée par la mélodie et ses variations. L’exemple idéal nous est donné par DMX Krew, dans le morceau « Radioactive Leak » (tiré de Space Cucumbers, 2016). Le morceau ouvre une vraie narration avec ses éléments mélodiques : des progressions, des effets d’attente, de tensions. Une fois n’est pas coutume, grâce à la diversité des éléments mélodiques, qui s’interpellent et se répondent – la musique électronique de danse, d’ordinaire, fonde ses progressions et tensions sur des aspects rythmiques et texturaux.

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Cet intérêt accordé à la ligne mélodique se double, années 2010 obligent, d’une science de la texture, ou plus précisément de l’équilibre des textures. Aux rondeurs de certaines mélodies se combinent des sons rythmiques et rugueux, aux synthés atmosphériques s’ajoutent des grondements granuleux ; ainsi, les sorties de Central Processing Unit, sans exception, sont d’une construction texturale toujours subtile. À noter, l’excellent White Silence de Noumen (2017), qui s’impose dans une branche plus expérimentale du label, et propose des textures qui non seulement ont quelque chose d’inouï, mais dont la combinaison l’est encore plus. Il faut parler aussi du brillant Slackline de LA-4A, ou de Provisional Electronics, de 96 Back (2018), qui conjugue le dur et l’acéré aux rondeurs de l’onirisme, et dont le morceau « 085 » a ceci d’intéressant qu’il fait se confronter les petites dissonances métriques et harmoniques du petit motif de cloche à l’extratonalité du reste. Le morceau « Wonkytonque », de Tim Koch, est aussi très intéressant de ce point de vue-là, puisque la mélodie, assez étonnamment, est déclinée sur des timbres différents : à la manière de la Klangfarbenmelodie de Schönberg (littéralement, mélodie des timbres et des couleurs), la mélodie se construit à partir des divers timbres. Ainsi, la mélodie devient très singulière ; parce qu’elle est dispatchée en différents sons, elle sonne à la fois décousue et cohérente.

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S’il fallait résumer en quelques mots, Central Processing Unit signe le brillant renouvellement de l’IDM, passé par les champs anglais du breakbeat et de la tactilité sonore. Et si cette musique vous chatouille les oreilles, on ne peut que vous conseiller d’écouter tout le catalogue, tant la qualité des disques est homogène.