Après un premier état des lieux à la mi-mars et une prise de paroles d’acteurs de la scène, nous nous penchons aujourd’hui sur les nouveaux enjeux que rencontre l’industrie musicale et tous les acteurs qui la composent. Marché du disque, streaming et droits d’auteurs, quels changements pour quels enjeux et quel futur ? 

À de grandes situations, de grandes questions : comment maintenir des revenus pour les artistes, quand leurs principales sources de revenus, le live, le concert, le DJ set, sont à l’arrêt ? Le streaming pourrait-il prendre le pas sur le reste, si d’aventure les rassemblements ne sont pas autorisés avec un long moment ? 

En d’autres termes, est-ce que l’on pourrait assister à un changement dans la structure de la musique telle qu’on la connait depuis plus de 10 ans ? Car, à force de répéter aux artistes – et à nous, auditeurs et consommateurs – qu’un disque, un album, n’est qu’un objet fait et créé pour être défendu sur scène, on a finit par y croire et à se dire que, peut être, la musique n’avait pas tant de valeur que ça. Ou que du moins, on faisait une différence, immense et injuste, entre l’écoute – rémunérée 0,0039€ sur Spotify, par exemple – et un concert. Certes, le streaming repose sur moins d’intermédiaires et n’inclut pas autant de compétences et de professions qu’un concert, qui met lui en route une petite armée pour que l’on puisse siroter une bière en parlant trop fort et en allumant le flash de notre téléphone. Pour autant, est-ce que les artistes et leurs oeuvres, mises à notre disposition à peu de frais, doivent subir cette structuration de l’offre ? 

À l’heure où toute une chaine alimentaire est au régime sec, comment repenser nos habitudes et les structures qui les régissent en prenant plus en compte les artistes et leurs droits d’auteurs ? 

« Il est indispensable qu’une réflexion ait lieu sur l’ensemble de la chaine de distribution et de diffusion de la musique », nous dit d’emblée Maelstrom, producteur et DJ d’une techno musclée, teintée d’EBM et de relents rave. « Aujourd’hui les plateformes digitales et les réseaux sociaux tirent profit des créateurs et de la culture sans contre partie. » Un profit qui touche la stratosphère, surtout en ces temps où le public, privé de musiques live, se tourne logiquement vers les plateformes. Suffisamment pour changer de modèle de rémunération ? « C’est fort probable », nous dit Élodie Vitalis, rédactrice-en-chef à Beweird. « Il y avait déjà beaucoup de discussions avant cette crise quant à une rémunération plus juste des artistes, en fonction des écoutes et non des parts de marché. » Une discussion qui touche au concret depuis la mi-mars. Maelstrom : « C’est un système qui est intenable. Quand on voit que Daniel Ek, le CEO de Spotify, pèse 2,2 milliards de dollars, et qu’on compare ça à ce que gagnent les artistes avec le streaming, il y a quelque chose de scandaleux. Il faut que tout cela évolue vers une répartition plus équitable de la valeur entre les actionnaires et les marchés d’un côté, et les créateurs de l’autre, sans qui YouTube ou Spotify ne pourraient exister. »

Y’a-t’il pourtant du bon pour les artistes à mettre en ligne via ces géants leurs oeuvres ? Outre la possibilité pour les utilisateurs d’avoir un catalogue presque infini de musique, la visibilité, ce vilain mot synonyme de labeur gratuit, finit-elle par payer ? Autrement dit, une fois que les utilisateurs auront écouté en boucle un album, achèteront-ils le disque, le vinyle, le support original ? Guillaume Sorge, programmateur et directeur artistique pour Red Bull France et le Red Bull Music Festival Paris, ne va pas dans ce sens. « Le streaming est une blague … Bien sûr, c’est moins pire que le piratage mais comme toujours, les artistes sont les victimes d’un système qui prospère sur leur dos, les majors du disque ayant juste été remplacées par des multinationales du stream, du téléphone ou des vendeurs de bande passante. » 

Bandcamp, bouée de sauvetage ? 

Une alternative est-elle possible, tout en restant dans le carcan du streaming ? Car il est une structure qui, depuis le début du confinement, a su s’attirer les bonnes grâces des artistes et musiciens : Bandcamp. Moins plateforme d’écoute pure telle que Spotify ou Deezer mais plus magasin en ligne, la structure propose, depuis ses débuts en 2007, une rémunération plus juste pour les indépendants et une sorte de liberté sur leurs ventes : chaque label ou artiste présent, dont l’adhésion est gratuite, fixe un prix pour l’article en vente. Il peut être en téléchargement libre, avec possibilité de faire des dons. Ou à prix « ouvert » : les utilisateurs peuvent alors donner plus que la valeur minimale. 

Une commission s’applique à la vente, aux alentours de 10-15% – commission qui, lors d’opérations qui ont eu lieu en mars et avril, disparait le temps d’une journée. Résultat ? Plus de 12 million de $ directement versés aux artistes et labels, sur ces deux journées seulement. Un vrai succès, amené à se répéter chaque premier vendredi du mois. Et qui embrasse tous les pans de la musique – Bandcamp est, traditionnellement, une plateforme pour l’indie pop et rock. Élodie : « à mon sens, Bandcamp c’est la plateforme parfaite pour ce genre de situation. En temps de crise, on est plus enclin à soutenir les artistes, les causes et à faire des dons mais ça risque de s’essouffler un petit peu avec le temps. Ça ne coûte rien de suivre cet exemple tant que les donations restent un bonus pour les artistes et pas leur seul moyen de rémunération. » Bien que vertueux, le modèle ne serait donc pas la réponse à tout. Maelstrom : « Le streaming est devenu la façon dont la majorité des gens consomment la musique, et le téléchargement concerne seulement une minorité. On pourrait espérer la naissance d’un équivalent de Bandcamp pour le streaming. » Ce que Guillaume Sorge tempère : « Je ne veux pas casser l’ambiance mais j’ai bien peur que le soit disant succès du streaming soit un mirage. »

Droits d’auteurs pour tou.tes.s 

Une nouvelle façon de penser la structure des revenus semble nécessaire : remettre l’artiste, son oeuvre et son travail, au centre du sujet. Suffisamment pour changer l’ordre établi du marché du disque ? Élodie n’est pas convaincue. « Le streaming sur les plateformes comme Apple Music, Spotify ou Deezer prime déjà pas mal sur le disque, donc je ne pense pas que cette crise va occasionner de nouvelles mutations. » Jeanne-Sophie Fort, des Siestes Électroniques, abonde dans ce sens : « Le problème ne consiste pas dans l’outil mais dans les prix (nous devrions accepter de payer plus) et dans les contrats qui unissent musiciens et labels. » 

Si ce n’est des mutations, une prise de conscience globale. « On nous a expliqué pendant des années que tout cela nous faisait de la promotion pour le live », abonde Maelstrom. « Mais on commençait à se rendre compte depuis un moment que ce n’était pas tenable – pour des raisons économiques mais aussi écologiques. Aujourd’hui beaucoup de gens prennent conscience de la fragilité de cette infrastructure. » 

Aussi prédominantes soient-elles, les applications et plateformes d’écoute restent dépendantes des contenus apportés par les labels et artistes indépendants. Le début de prise de pouvoir ? « Une des directions qui pourrait se dessiner », continue Maelstrom, « c’est que les artistes indépendants se rendent comptent qu’ils sont plus forts ensembles, et s’organisent entre eux pour peser face aux réseaux et aux applications. » On peut en effet rêver d’un grand syndicat, structure ou association regroupant les artistes et montant leurs revendications. À l’image de l’Appel des Indépendants – dont Phonographe Corp fait partie – lancé par Arty Farty, structure organisatrice du festival Nuits sonores qui a pour but de regrouper tous les acteurs du secteur culturel, et non-seulement les artistes, pour dessiner les contours d’une nouvelle politique vertueuse, qui prennent en compte les demandes et spécificités de chaque profession. Des états généraux sont déjà prévus début septembre, à Lyon. 

Un début de réponse : ce n’est qu’en étant ensemble, que l’on serait plus fort ? Logique, presque, dans un milieu ou chaque maillon est intimement lié au suivant. « Mat Dryhurst parle d’interdépendance, et je crois que c’est un concept dont il faut que nous nous emparions : les clubs, les disquaires, les labels, les agents, les distributeurs, la presse spécialisée, tout cet écosystème fonctionne en symbiose au niveau local et international. » Maelstrom touche à un point central de la réflexion à mener : « en nous regroupant, on pourra défendre ce qui fait nos identités, mais aussi nos revenus et la valeur de nos créations. Espérer renverser ce système, et permettre aux musiciens de vivre décemment de leur travail. »

Inégalités, surtout dans la crise

C’est une porte ouverte, que l’on se doit d’enfoncer : face à une crise, les inégalités se creusent car les situations ne sont pas les mêmes. Comme le raconte Vice, un Bob Sinclar ne vit pas le confinement de la même manière qu’un.e DJ ou artiste au statut d’intermittent qui voit ses cachets et ses revenus disparaître. Un gouffre qui se prolonge de jour en jour, tant que les lieux ne ré-ouvrent pas, qui grossit sous l’effet des réseaux sociaux : livestream partout, tout le temps, non-stop. La logique de productivité s’applique aussi aux artistes en confinement (et au passage, à nous, individus) : il ne faut pas manquer cette période en étant léthargique. Rester productif, coûte que coûte. Guillaume Sorge : « ce que je vois est assez triste. Les réseaux sociaux ont induit une gesticulation permanente des artistes qui ont besoin d’exister dans un flot continu de sollicitations communicationnelles. Le confinement et la précarité qu’il induit a accentué le phénomène et j’ai peur que ça n’aille pas en s’arrangeant dans les prochains mois. » 

Pourtant, il reste une différence de taille : si en « profiter » pour écrire et enregistrer des morceaux restent totalement acceptable, enchainer les livestreams l’est beaucoup moins, si l’on se place du point de vue d’un.e artiste. Car les ayants droits, les compositeurs et producteurs des morceaux que l’on entend à travers une fenêtre le plus souvent pixélisée joués par d’autres ne recevaient, jusqu’à l’annonce la semaine dernière de la rémunération de ces concerts et DJ sets maison par la Sacem, rien. Un vide, comblé certes dans l’urgence mais qui reste marginal dans l’économie d’un.e artiste, surtout de musiques électroniques. À l’image des dispositifs existants déjà – les fameuses fiches jaunes, où on peut déclarer le contenu de son DJ set après sa prestation – cette innovation, louable et bienvenue en temps de crise, ne serait être l’arbre qui cache la forêt : les artistes restent les oublié.e.s de ce décompte. « C’est ce qu’il faut que nous arrivions à changer. », insiste Maelstrom. 

 

 

Streaming partout, chaleur nulle part

Loin de remettre en cause l’utilité et la démarche de protection envers les auteurs que fait la Sacem, il faudrait, au contraire, renforcer ses pouvoirs et les rémunérations qui en découlent. Sujets à pas mal de paramètres, longs, fastidieux, les formulaires ne sont la panacée que pour une partie de nos auteurs : celles et ceux déjà établi.e.s, qui tournent pas mal dans des salles conséquentes et/ou qui visent des revenus autres via de la promo, de la synchronisation publicitaire, … Un système peu adaptés à une scène underground, donc.

Mais revenons au streaming. Myako, DJ et compositrice d’une musique de club tantôt tortueuse et sombre, tantôt lumineuse et élégiaque, nous parle de son rapport contrarié à cet exercice. « Je n’ai pas fait de stream durant le confinement, cela ne m’a pas séduit ni excitée. » Et pour tout avouer, on la comprend. « Pour le moment, je n’arrive pas à me projeter de jouer ainsi dans le futur. J’ai du mal à me positionner là-dessus car l’essence même de ma vision du club et du partage de la musique se fait aussi par le contact, les regards, les rencontres, et une forme de synergie qui opère dans le vivant et non pas à travers un écran. » La chaleur d’un club, la réaction d’un public, l’aspect charnel du dancefloor, le brouhaha ambiant, sont autant d’éléments qui rendent chaque diffusion en direct sur nos réseaux sociaux totalement plates, creuses, amorphes.

Mettre de côté le physique pour rentrer dans une nouvelle donne numérique ? « Je ne suis pas prête à envisager ça comme une nouvelle norme », nous confirme Myako. Encore une fois, on la comprend.

Streaming partout, auteurs nulle part

Maelstrom nous indique un article de Cherie Hu, chercheuse et journaliste spécialisée dans l’industrie du disque dans lequel elle étudie l’économie du hip-hop lo-fi qui remplissent des chaines YouTube. Des contenus ultra-populaires, qui atteignent des milliards de vues – pour quelques millions de $ de revenus, donc – mais qui ne rémunèrent que très peu leurs auteurs. L’article en question est à prendre dans son contexte – c’est-à-dire celui d’une plateforme de contenus américaine, avec ses règles propres de distributions de revenus. Mais cela reste un exemple frappant de mise à l’écart des auteurs, alors qu’ils devraient être au centre de la réflexion – et de la rémunération.

« Tellement que des gens, comme Daniel Ek (le CEO de Spotify, ndr), peuvent devenir milliardaires en exploitant (les auteurs, ndr). », renchérit Maelstrom. « Même chose pour les DJs du top 10 ou 50 qui trustent les affiches des festivals en demandant des cachets à 5 chiffres pour jouer la musique des autres, sans la déclarer à la Sacem ou à son équivalent local. Il faut lutter contre la disparition des auteurs – quel que soit le contexte. » On parle de musique dans nos colonnes, mais la même problématique s’applique à d’autres champs de la création – visuelle ou écrite.

Une redistribution des richesses donc, à travers de meilleurs revenus générés via les plateformes et des droits d’auteurs enfin valorisés, voir sacralisés dans des textes de lois ? On peut espérer que les pouvoirs publics et les gouvernements s’emparent du sujet même si le plan de relance, annoncé par Emmanuel Macron, n’est pas des plus ambitieux (et on est gentil). « Les plus petits artistes ou artistes de niche vont plus que jamais avoir besoin d’une meilleure redistribution des richesses et demander à ce que le sujet soit à nouveau débattu. », assène Élodie.

La Vida Locale

Pourquoi pas alors, comme pour notre alimentation, penser local ? On peut « réfléchir à comment travailler en direct, toujours l’idée du circuit court » avance Myako. En écho aux problématiques environnementales, la musique et sa distribution peuvent être vues sous le prisme de la proximité, comme nous le disait Nina Venard, du Cabaret Aléatoire à Marseille. « Je ressens d’avantage le besoin de partager des projets français, de promouvoir la scène et les initiatives locales. Un peu comme si notre champ de vision s’était recentré sur nous, de la même façon que notre espace de liberté. »

Un local qui rejoint des questions environnementales, forcément. Est-ce qu’inviter un.e DJ résident à l’autre bout du continent pour quelques heures de prestations aura toujours un sens, dans les mois qui suivent ? « Visitez votre primeur, soutenez votre club et votre festival local » : c’est Marie Dapoigny, rédactrice-en-chef à Mixmag France, qui répond (en partie) à ces questions dans une tribune publiée sur notre site.

Le monde indépendant devra-t’il non-seulement le rester pour survivre, mais aussi (re)conquérir son propre territoire, sa propre localité, à l’ombre d’une industrie musicale sans frontière ? Difficile à imaginer pour l’instant. En revanche, il reste très simple – et très optimiste – de se projeter dans un futur où ce même monde indépendant s’emparera de ces problématiques et les fera valoir avec force, en son nom. Car « la création artistique a bien de la valeur », conclut Maelstrom. Et on est on ne peut plus d’accord.