Depuis 2006, Cédrick Eymenier sort des disques, en joue souvent et le fait avec une liberté déconcertante. Coriolis Sounds est un territoire d’exploration à Montpellier et ses alentours. Un festival sous les pins, des open air entre ami.e.s, beaucoup expérimentation et surtout, prendre du bon temps – sa devise n’est autre que « slacker music for slacker people ». Tout un programme.
Cet article a été initialement écrit par Thibaut Divay-Cessieux (rédac-chef de Phonographe Corp) pour le magazine et agenda Let’s Motiv au printemps 2020. On connait la suite des événements et du fait de la crise économique, ce papier n’a pu malheureusement pas voir le jour. Let’s Motiv n’est plus en activité. On a choisi de le publier tel quel, comme un souvenir d’un monde révolu, des envies frustrées et des élans arrêtés nets.
Musiques « subtiles et stupides » : Coriolis Sounds, un label pas comme les autres.
Dans tout paysage culturel, on trouve toujours des structures à part, différentes : elles sortent des cadres, dépassent les clivages entre les disciplines et modèlent selon leurs envies la matière, qu’elle soit musicale, plastique ou visuelle. Coriolis Lab et sa petite soeur Coriolis Sounds, sont de ces outsiders volontaires qui font la singularité de la vie culturelle montpelliéraine. Depuis une dizaine d’années, Cédrick Eymenier chapeaute le tout et distille un savant mélange de décontraction et de génie, d’expérimentations et de détente, que cela soit sur une piste de danse, une galerie d’art ou en plein air. C’est que Coriolis Sounds n’a pas choisi un unique terrain de jeu et porte l’aventure, c’est-à-dire son expérience de la fête, partout. « J’adore ce mot “stupide” et sa soeur inséparable “subtile”. Une bonne soirée c’est ça : de la musique subtile et stupide. » On ne saurait dire mieux.
« Slacker music for slacker people »
« L’impulsion se suffit à elle-même. Elle n’a besoin d’aucun alibi. » C’est par ces mots que Cédrick Eymenier, tête pensante de Coriolis Sounds, à la fois label de musiques électroniques douces et aventureuses, promoteur d’événements atypiques et plateforme visuelle, remonte le fil de cette aventure. Une création en forme de bourgeonnement, une génération spontanée qui suit un coup de coeur musical. C’était en 2009, et la première sortie du label était signée Cats Hats Gowns. « Je suis tombé amoureux de la musique de ce duo de guitariste et j’ai voulu le faire savoir à tout le monde. » Le duo en question est composé de Yvan Duhamel et Guillaume Eymenier et déroule sur ce premier album, 10 000, une collection fine, tendre et touchante de ritournelles pop. Des arpèges de guitares cristallins, parfois entre-coupées de riffs plus électriques, courent tout au long du disque. Mélancolique et lo-fi, c’est un objet hors du temps et hors-cadre, qui définit bien Coriolis Sounds : un pas de côté assumé, revendiqué presque, vers la curiosité et l’expérimentation.
Depuis, Cédrick a intégré le groupe. Leur sixième long format, Perpetual Sunset, est sorti l’année dernière et le label en est à sa vingt-troisième sortie. « Cette histoire de labels indépendants, ça m’a toujours plu. » Un label qui compte dans ses rangs aussi bien de la pop de Cats Hats Gowns donc, mais aussi l’ambient de Y&G, de Lugano Fell ou encore la house music de Becoming, I Am A Vowel et 16:9. Un label qui prend son temps et qui le fait savoir : « slacker music for slacker people » en est sa devise. Un « slacker », en argot, est un oisif, un glandeur permanent, quelqu’un qui ferait tout pour éviter de s’y mettre. Un positionnement peu commun, dans un monde qui va toujours plus vite et où on se doit d’être super-actif. Non pas que le label soit composé de gens paresseux, non. Cela signifie plutôt prendre son temps. Le modeler à son aise, pour en tirer des projets musicaux, visuels ou regroupant les deux qui se vivent sur le temps long lors d’événements atypiques.
image : line up de La Belle Air, micro-festival, août 2019, Monptellier
L’appel du grand Air
Cassiopeia, La Belle Air, Le Son du Salagou : trois regroupements artistiques mêlant musiques, soleil, découvertes et détente, initié par Coriolis Sounds. Des micros-festivals, à entrée libre ou à prix tout doux, à Montpellier ou dans sa région, en plein air le plus souvent, au bord d’un lac ou sous les pins, au sein desquels l’idée d’un concert – une performance courte, frontale – s’étire vers quelque chose de plus mouvant, de plus immersif. De plus accessible, aussi : ouvert à toutes et tous, dans une ambiance bonne enfant, joyeuse, naïve presque, de fête décontractée et d’ouverture musicale. La curiosité prime sur la programmation : peu de groupes ou d’artistes programmé.e.s sont connu.e.s du public. Qu’importe, le geste est plus beau que la tête d’affiche.
Le Son du Salagou, le plus « vieil » événement parmi les trois cité plus hauts, a connu deux éditions, en 2012 et 2013. Organisé avec Markus Detmer, boss du label allemand Staubgold – une structure fondée en 1998 et elle-aussi dédiée à des musiques singulières, hors-cadres, touchantes – l’événement a su attirer un public. « C’est un souvenir assez génial, surtout la première édition. 400 personnes étaient là pour écouter des musiciens qu’ils ne connaissaient souvent pas, dans un cadre idyllique, et gratuit », se souvient Cédrick. Le point de départ ? Le désir. « C’est un truc puissant, le désir. Alors quand tu trouves pas ce dont tu as besoin, tu le fais toi-même. Quand Markus Detmer est venu s’installé à Perpignan, j’ai sauté sur l’occasion et lui ai proposé de co-organiser ce festival. Ma soeur travaillait dans une paillote au bord du lac du Salagou, j’en suis également tombé amoureux. De la paillote, pas de ma soeur. Et hop. »
Si ça parait simple, c’est que ça l’est. Et bien que le festival n’ait connu que deux éditions, il a pavé la voie à des événements du même acabit, où ouverture ne rime pas forcément avec compromis artistiques. Alors, pourquoi ne pas avoir continué ? La réponse nous échappe, mais on soupçonne l’envie de surprendre, la peur de la routine qui prend le dessus sur tout le reste. L’idée de slacker people, aussi. Et plus probablement, le besoin de créer du neuf.
En 2016, dans un hameau en plein coeur des Cévennes, Cédrick, aidé d’artistes et proches du label, remet ça. Cassiopea, son doux nom, prend alors place durant toute une semaine, sous le soleil de juillet. Un événement au long cours, mêlant musiques, performances, poésie et détente. Mais surtout, un événement pour « les amis et les amis d’amis ». Le lieu n’est révélé qu’aux invités – mis à part deux journées ouvertes au public – et, par là, ressort l’idée d’engagement, d’implication des participants : puisque l’adresse se file sous le manteau, cela garantit un minimum de synergie, de curiosité et d’envie parmi le public. Une sorte de private party bienveillante. Loin d’un élitisme, Cédrick et Coriolis Sounds visent plutôt à rassembler.
Un rassemblement par intermittence, qui renait à l’été 2019. Il réactive le tout avec La Belle Air : un week-end musical au coeur de Montpellier. « Nous avons eu le plaisir de disposer de cette superbe maison et du jardin en plein coeur de ville à Montpellier », nous dit-il. « On pensait faire juste une soirée mais la propriétaire nous a demandé pourquoi cela ne dure qu’un jour. » Alors, le format est passé d’une soirée à un week-end. « On a été agréablement surpris par le monde venu danser et écouter. » Danser, oui. Car c’est une facette importante du label et des productions maisons : les musique électroniques répétitives, calibrées pour la danse. Bien que porté par le goût du décalage, de l’expérimentation, de l’inconnu, Coriolis Sounds et ses artistes phares – notamment James S. Taylor, n’oublient pas les fondamentaux et la piste de danse. Si possible, un peu déviante. « Les musiciens qui sont venus jouer – K Blum, Mc Prine, Jean-François Pichard, Paul Allard, Madame Rêve, James S. Taylor et moi-même, la danseuse Xixi et Pierrot, disquaire ambulant de Independant & Happy, tous viennent d’univers bien différents. » Et comme pour Cassiopea, les infos ne sont délivrées que par un groupe Facebook privé : un modèle du « if you know, you know » qui garantit pas mal de choses aux organisateurs – évaluer le nombre de personnes attendues, « filtrer » ces mêmes personnes et rester dans un cadre privé et autonome. « On a tout géré nous même en totale indépendance. Jouer et organiser c’est un drôle de truc. Mais on se sentait chez nous. On a préparé quelques semaines auparavant, on s’est approprié le lieu, comme à la maison. Un cool week end quoi. Sous les pins. »
différentes sorties du label – Guillaume Eymenier, Karen Vogt, Cédrick Eymenier, Becoming, Cats Hats Grown
Les possibles, matière à moduler
Du bord d’un lac à un centre d’art contemporain ou une galerie, il y a un monde que franchit Cédrick et Coriolis Sounds sans difficulté : il est également photographe et vidéaste. Un travail qui le met en relation avec le monde de l’art plus facilement qu’un autre. « J’expose de temps en temps mon travail, et suis un peu comme un digger de disque en ce qui concerne les arts : je vois et j’ai vu beaucoup d’expositions. » Forcément, l’envie de coller les deux disciplines, musiques et arts, se fait sentir. Mais faire résonner les arts visuels et la musique est toujours particulier. Pour nous expliquer cette envie, il nous raconte son histoire. « Lycéen, j’écoute le Velvet Underground et un ami, Cédric Pin, m’informe de l’auteur de la pochette : Andy Warhol. Je découvre alors la Factory, peu de temps après j’assiste aux 1ères Rave Party » Une découverte qui en mène à une autre, comme par ricoché. « J’étais étudiant aux Beaux Arts à Nîmes en 1997. Juste à côté de l’école, il y avait le Conservatoire. J’ai appris qu’il y avait un cours de musique contemporaine électro-acoustique. J’ai toqué à la porte, le responsable m’a viré en me disant que si j’étais aux Beaux Arts, je ferai bien de m’y concentrer et qu’ici, quand on fait de la musique, on ne fait pas autre chose. » On imagine assez bien comment, avec une réponse comme celle-ci, on s’évertue à faire tout le contraire. « Démultiplier les possibles. Ne pas censurer des idées sous prétexte de. Ne pas s’enfermer dans un médium. » Et le public, dans tout ça ? « Les artistes et le public sont prêts pour cette résonance entre les différents arts. Mais pas les lieux, ni les critiques, ni les écoles. Ce sont eux qui suscitent les clivages. »
De la part d’un musicien et patron de label, l’analyse, même si elle semble juste, peu paraître non-légitime. Mais en tant qu’artiste visuel, Cédrick peut se targuer de connaître une partie de ces acteurs. Et d’enfoncer le clou. « Le public réagit toujours très bien. Jouer de la musique dans un contexte d’art visuel crée une situation d’écoute inédite, c’est assez chouette, il n’y a pas de scène et tout le tralala du spectacle. Quand on joue on cherche toujours à s’installer au centre, que le public puisse naviguer à souhait. C’est chiant La Scala – immense et mythique salle d’opéra à Milan, ndr – il n’y a que le gars qui a payé sa place VIP qui est bien placé. »
Militant, Coriolis Sounds ? Pas tout à fait. Attentif, plutôt. À la ville, les scènes et à ce que veut dire être un label indépendant en 2020, à Montpellier. Sur Watch The South, média local, Cédrick décrivait une situation pas des plus vivantes. « Le climat montpelliérain n’est pas folichon pour les oreilles. Il y a un gros manque de lieux alternatifs et sérieux à la fois, tant pour l’art visuel que musical. Un manque aussi de locaux pour musiciens et ateliers d’artistes. La politique culturelle de Montpellier est ambitieuse et agréable mais est aussi écrasante et laisse peu de manoeuvre aux initiatives privées qui sont coincées entre les vendeurs d’alcools (les clubs, les bars) et les agents immobiliers. » Un constat qui n’empêche pas de proposer des événements régulièrement, surtout au Black Out, « un chouette endroit pour jouer live. »
Indépendance et 2020 se rencontrent
Un format a d’ailleurs pointé le bout de son flyer, début janvier : coriolislab rdv 001, qui promettait du thé gratuit, des gigantesques canapés où écouter James S. Taylor et Cédrick Eymenier reprendrent des pièces musicales de Yoko Ono – que l’on ne présente plus – et d’Alison Knowles, artiste, compositrice et poétesse américaine. L’entrée était libre, mais uniquement sur invitation, à retirer par e-mail. Là aussi, l’idée de secret, d’événement souterrain, à l’abris des regards et bien sur, en toute indépendance.
Une indépendance qui se porte comment, en 2020 ? « Internet a redéfinit le commerce musical. En 2020, c’est à nouveau comme du temps des troubadours », assène Cédrick. « La musique est libre et partageable. Tout Coriolis Sounds est disponible en “pay-as-you-wish” sur notre Bandcamp. » Comprendre que l’indépendance n’est pas une posture mais un mode de vie, sans compromission. Pour le meilleur, et le meilleur : il nous promet de belles choses dans les mois qui suivent. « Plusieurs sorties vont suivre. Principalement en digital. Pour le moment, pause avec les vinyls : compliqué de trouver un distributeur, trop d’énergie perdue. On l’a vu avec notre dernière sortie vinyle en juin 2019, l’EP de I Am A Vowel “io” est toujours sans distributeur. Alors on focus sur la musique, peu importe le format. Et sur les events. »
Le rendez-vous est prit, sous les pins, dans un club ou une galerie d’art, les yeux et les oreilles grands ouverts. Pourvu que l’on ait l’adresse.