À la suite de Georges Perec dont il s’inspire, Éliott Blaise-Lassire se présente en “usager de l’espace” et explorateur des possibles : à mi-chemin de l’ambient, de l’expérimental et du noise, sa musique est une plongée introspective et cathartique dans l’univers du son devenu sensation.

Après ses débuts sur le label italien Superpang, l’artiste plasticien et sound-designer revient avec plusieurs projets à la clé.  Expérimental et hybride, il livre dans un premier temps (UN)PUBLISHED ITEMS sur le label Onto records, puis There’s a long road until tomorrow, un EP publié en indépendant avec PEEV, alias Pierre Serafini, et enraciné dans l’actualité israélo-palestinienne. Rencontre avec l’artiste stéphanois, dans une interview à quatre mains – réalisée par Mathilde Piatelli et Brune de Marais – autour de ses différents projets plastiques et sonores.

Tu es à la fois producteur et artiste plasticien. Pour commencer, peux-tu te présenter ?

À l’origine, je suis ingénieur du son. J’ai fait une école de cinéma à Paris et ensuite les Beaux-Arts en sound design pour me spécialiser dans la création. En termes d’influences, j’ai un répertoire assez diversifié : j’explore de la techno expérimentale à l’ambient en passant par des choses un peu plus club et électro-acoustiques, plus caverneuses, voire un peu métal sur les bords. J’aime bien quand ça grince et quand ça crie. Le projet (UN)PUBLISHED ITEMS est teinté de ces esthétiques.

J’ai découvert les arts plastiques aux Beaux-Arts. Depuis, j’essaye d’avoir des projets à la fois plastiques et visuels évoquant le son. J’ai donc commencé plusieurs séries de travaux : l’une pas encore publiée, qui s’appelle « i-son », pour « image de son », un concept de François Bayle, électro-acousticien et ancien directeur du GRM (à la suite de Pierre Schaeffer, le concept désigne les sons évoquant notre imaginaire, dans l’interstice entre le sonore et le tangible, ndr). Dans cette série, je travaille la surface des CD-roms vierges en utilisant de la colle, des cailloux ou de la terre. Une fois, dans un trait humoristique, j’ai même fait un disque plaqué or – on pourrait dire que j’ai fait un disque de platine – en utilisant des feuilles d’or.

La série disques_fragiles, d’où provient l’EP chez Superpang, reprend ce principe en y ajoutant l’écoute : on entend le son émerger du matériau brut à travers la matière plastique, ça sonne comme du noise – on entend vraiment le son du disque per se. 

L’un de tes précédents projets UN)PUBLISHED ITEMS sorti sur Onto Records se pense à la fois comme un objet et un projet musical. Peux-tu nous en parler un peu plus ?

Comme son nom l’indique, UN)PUBLISHED ITEMS réunit des fragments provenant d’horizons différents. Le premier morceau était dédié à l’origine pour une installation sons et lumière n’ayant pas été retenue, par exemple. Lorsque le gérant du label Onto Records, Hugo, m’a proposé de sortir un son, j’ai vu que c’était l’occasion de présenter ces fragments qui n’étaient initialement pas destinés à figurer dans un album particulier. Dans ce label, chaque sortie est réalisée avec une collaboration entre art et musique. J’ai donc fait appel à ma sœur Loly Blaise, artiste-designer. On a détourné la boîte de cassette en sac à main, dans un style industriel grâce au câble acier. On voulait créer quelque chose de miniature et fonctionnel : cet objet s’inscrit dans certaines tendances actuelles, comme la marque Topologie pour les coques de téléphone avec bandoulière, ou le style gorp core (vêtements techniques, typiquement de la marque Arc’teryx). 

There's a long road until tomorrow

(UN)PUBLISHED ITEMS — Onto Records

“Ce n’est pas le vide, mais plutôt l’intérieur ou ce qui l’entoure.” Ton projet s’inspire d’une des œuvres de George Perec et de son ouvrage Espèces d’espace. Quelle vision portes-tu sur cette référence ?

La pensée de Perec est très nébuleuse, il part dans tous les sens, et pourtant il y a quelque chose de très fonctionnel dans sa manière de parler de l’espace. Or les objets façonnent notre rapport à l’espace : par les objets qui nous entourent, on comprend que l’on est dans un salon, que l’on est dans une chambre… les objets ont une vraie fonction sémantique et fonctionnelle, que l’on retrouve dans le design. Il nous a donc semblé naturel de lier Pérec à ce travail.

Justement parlons de ton environnement. Comment as-tu l’habitude de travailler ? Quels set-up et machines utilises-tu ?

Mon setup se compose d’un enregistreur et de micros principalement, ainsi que d’un accordéon et une boîte à rythme. Je vais parfois sur la banque Freesounds qui présente des sons de qualités variables en open sources mis à disposition par les contributeurs. J’enregistre tous ces fragments pour créer des sons, puis je passe ce mélange dans Ableton, Logic, ou d’autres logiciels mono-taches servant à faire de la synthèse granulaire. Ces logiciels déstructurent les sons et leur donnent une texture commune.

There's a long road until tomorrow

There’s a long road until tomorrow — cover

Revenons à tes derniers projets. There’s a long road until tomorrow est sorti le 1er décembre, dans l’actualité brûlante de la géopolitique israélo-palestinienne. Dans quelle mesure ce contexte a-t-il influencé ton processus créatif ? 

Pour moi la musique est un exutoire, j’avais un besoin pressant de sortir quelque chose, d’achever un album. J’ai le luxe de faire de la musique dans mon canapé, je vis dans ce décalage par rapport à la réalité ultra-violente que l’on connaît grâce aux réseaux sociaux. J’avais besoin de me faire le relai d’informations qui m’ont touché, en refusant la distanciation, la banalisation de l’hyperviolence. En ce moment, faire de la musique me fait du bien : cela donne un sens à ce que je ressens.

Par ailleurs, tous les fonds de cet album seront reversés à l’association Palestine Children’s Relief Fund, qui m’a été conseillée par le réseau d’artistes Musicians for Palestine. C’était important de me joindre au mouvement et de provoquer une levée de fonds, si minime soit-elle, plutôt que de ne rien faire.

Pour toi, quel est le rôle de l’artiste face à la guerre – faut-il appeler à la paix ou au contraire à la révolte, insuffler de l’espoir ou au contraire chanter l’éloge des morts ? 

La musique est un moyen d’expression pur, brut : cet album est un hommage autant qu’une indignation. Je l’ai composé dans la perspective de susciter une prise de conscience, d’interpeller : face à la guerre, on peut fermer les yeux mais pas les oreilles. J’ai plein de potes artistes qui se pensent apolitiques, personnellement cette attitude me révolte, on ne peut pas ne pas être touché.

Cet album dessine des paysages sonores d’une intensité presque cinématographique : la guerre s’invite directement dans nos oreilles, entrecoupée de pauses plus contemplatives. Comment as-tu construit tes compositions ?

Cet album suit un mouvement précis. La première track est une introduction, la deuxième dresse le tableau d’une explosion massive, qui provoque une secousse tellurique jusqu’au fond de nous-mêmes : plus qu’une musique, ce son est une sensation. Les tracks 3 et 4 créent des pauses, comme une contemplation abasourdie des dégâts générés par l’explosion. Le track 5, “Afraid”, est une plongée dans l’horreur de la guerre. Pour la composer, j’ai samplé une interview d’un journaliste expliquant que les habitants coincés à Gaza sont tellement terrorisés qu’ils n’osent pas descendre pour aller chercher les corps qui jonchent les rues (04:50), ainsi que des cris de palestiniens courant pour éviter les explosions (à partir de 00:59, ndlr)Enfin, le track 6, “Sous les débris”, est éponyme : l’album se referme comme les gravats sur les survivants piégés sous les décombres.

Comment as-tu procédé pour imiter aussi fidèlement le bruit des explosions dans le track “There’s a long road until tomorrow_ptI” ?

Le track 2 s’articule en deux temps. Il s’agit d’abord d’une montée progressive avec impacts créés par plusieurs couches de percussions, de basses et différents réverbs, auxquels s’ajoute un synthé virtuel pour les voix. J’utilise ensuite un sampler pour créer des drums glitchées aigües et un hi-hat granuleux. L’utilisation du logiciel Cécilia 5 m’a permis d’ajouter un liant cohérent harmoniquement, et de créer un son de friction et d’étirements avant de monter en intensité dans la deuxième partie. En deuxième partie, je joue les voix à l’octave inférieure et les sons de façon dégressive. Le tout comporte des enregistrements d’ondes électromagnétiques, qui recréent l’esthétique grésillante des ondes radio.

Tes compositions témoignent d’un goût marqué pour les basses puissantes, meubles, auxquelles se superposent des synthés plus aigües. Comment qualifierais-tu ton univers musical ? 

Mon univers musical est rugueux, abrasif – j’emploie ces termes à dessein car ils viennent du monde du sound design, dont je suis. Dans cet album, je joue sur deux plans. D’abord, les sons – concrets, caverneux, grattés – créent une image mentale et donnent l’impression d’une errance dans les décombres. Ensuite, les harmonies – mélodiques, spectrales – créent une émotion, ce sont elles qui construisent le regard cinématographique. Cette alternance entre le grain du son et les nappes harmoniques crée une double esthétique paradoxale, de celles qui font dire : “c’est tristement beau”Je suis aussi particulièrement sensible aux sonorités terrestres, celles qui connectent avec l’énergie venant du sol. En tant que Stéphanois, j’aime la montagne, les cailloux, les mouvements de rochers… j’aime entendre les éboulis au loin, ou la terreur provoquée par le vacarme d’un glissement de terrain. On retrouve cette esthétique tellurique dans mes compositions.

L’album est constitué de fragments, dont certains remontent à 2020. Comment as-tu réussi à donner une cohérence à toutes ces pièces de puzzle ?

Tous ces morceaux étaient réunis sans forcément faire sens. Le contexte de la guerre actuelle m’a permis de leur donner rétrospectivement une cohérence, qui n’était pas perçue comme telle dès le départ. Avec “Sous les débris” par exemple, je suis sorti de la composition purement intuitive : je savais que le son allait s’intituler ainsi, et je l’ai placé en fin d’album à dessein.

L’EP a été co-produit avec PEEV alias Pierre Serafini. Que t’a apporté cette collaboration ? 

Les morceaux co-produits avec Pierre Serafini sont là pour adoucir, apporter de la luminosité et de l’espoir dans cet album. Ils permettent d’entrecouper l’esthétique mélancolique globale d’éléments plus lumineux. De manière plus prosaïque, je les vois aussi vraiment comme des apports fonctionnels : ils confèrent une robustesse, une solidité au projet, ne serait-ce que grâce à la notoriété de Pierre Serafini. Le but reste de faire des écoutes, de soutenir… et d’avoir un impact sur la cause que l’on défend.