Dans une série consacrée aux musiques traditionnelles, Phonographe Corp s’intéressait il y a quelques semaines à la bonne santé musicale de la country au sein de la scène électronique. Ce mois-ci, nous interrogeons Vincent Privat, DJ, et co-fondateur du disquaire Dizonord, mais surtout diggueur passionné et collectionneur de musiques traditionnelles françaises. Libre explorateur des genres musicaux les plus rares et oubliés, Vincent Privat sillonne inlassablement bacs de disques et stands de brocantes afin de dénicher des pépites originales évocatrices des bals d’antan.

Natif d’Uzès, en pays occitan, l’itinéraire musical de Vincent Privat commence par l’ethnomusicologie : sa quête musicale s’articule d’abord autour de la recherche du bizarre, du dérangeant, de sonorités inhabituelles à nos oreilles occidentales. Il commence par chercher du côté des musiques africaines et asiatiques, rapportant des vinyles de ses nombreux voyages.

Il se tourne ensuite vers l’ultra-local : dans un mouvement de retour à la proximité caractéristique de l’anthropologie sociale, Vincent finit par chercher “sous son nez”, du côté des musiques traditionnelles occitanes. C’est le déclic : “j’ai découvert des sonorités qui me surprenaient vraiment”, raconte-t-il. En festival, sur les ondes ou en en DJ set, il présente  une sélecta pointue aux influences diverses, de la nova canson occitane aux musiques celtiques. Pour lui, son travail consiste à exhumer et valoriser des musiques traditionnelles injustement méconnues du grand public. En cela, dit-il, sa pratique a un enjeu patrimonial et archivistique : il “fait le job de l’institution”.

Des chants d’oiseaux du Venezuela aux chants traditionnels asiatiques, ton répertoire musical est d’une impressionnante diversité. Quel itinéraire musical et géographique t’a amené aux musiques traditionnelles ? 

J’ai grandi dans une maison où l’on écoutait des musiques assez variées, des musiques caribéennes et africaines, du reggae, un peu de musique électronique… Ensuite, j’ai fait des études d’histoire de l’art et d’anthropologie, qui m’ont naturellement amenées à m’intéresser à l’ethnomusicologie. De là est née une passion pour les musiques non-occidentales : en quête de sonorités nouvelles, j’ai fouillé du côté des musiques africaines – traditionnelles puis électroniques – du Raï, des musiques des diasporas, je suis allé digger au Brésil, en Roumanie… Puis je me suis tourné vers les musiques traditionnelles françaises.

L’histoire de l’anthropologie est marquée par la quête d’exotisme en terrain lointain, puis le retour à la proximité, au proche, voire au folklore, c’est-à-dire à l’ultra-local. Est-ce que tu peux commenter ce mouvement de volte-face, du  lointain vers le plus proche ?

Paradoxalement, je suis arrivé aux musiques traditionnelles françaises par cette quête “d’exotisme”. C’est vraiment la recherche de l’étrangeté acoustique qui m’a ramené à une musique proche de mes racines occitanes : une fois que j’avais écouté des musiques thaï, orientales, des musiques d’Océanie, d’Amérique du Sud… j’ai fini par écouter les musiques qui étaient sous mon nez. Ces sonorités m’ont interpellé : par leur étrangeté, mais aussi par leur invisibilité. J’ai réalisé que je ne les connaissais pas car elles sont complètement ignorées du grand public et pas du tout mises en valeur. Or c’est important de valoriser le patrimoine sonore de nos régions, au même titre que n’importe quel autre bien culturel local.

Tu pratiques à la fois la collecte, l’archivage et le DJing des musiques traditionnelles. Comment vois-tu ta pratique ? 

D’abord, je collecte des documents sonores qui sont des musiques traditionnelles françaises, donc j’ai une pratique qui s’apparente à celle d’un ethnomusicologue. Ensuite, je suis DJ, donc je joue des musiques traditionnelles en festival, en DJ set et à la radio. En cela, j’ai une activité de quasi-médiation. On peut dire que mes sets sont des collages sonores vulgarisants : je fais vivre des identités musicales très diverses en les mettant à disposition des oreilles non-connaisseuses.

 

Donc tu considères ta pratique musicale comme une forme de patrimonialisation ? 

En quelque sorte ! La musique – électronique comme traditionnelle – n’est pas encore assez défendue par l’institution. À Dinozord on collecte des disques issus d’associations, de fêtes de village, de groupes amateurs. Ce sont souvent des disques rares ou confidentiels, qui passent sous les radars de l’institution. On collecte aussi des flyers de free party ou encore des teintures de teufs techno des années 90… En exposant ces objets lors d’expositions ou en DJ sets, on présente un patrimoine sonore ainsi que ses traces physiques.

Il y a un enjeu d’identité derrière le fait de passer de la musique traditionnelle ?

Certainement. C’est une manière de se réapproprier son propre patrimoine, de faire vivre les identités locales sans céder à la culture globale qu’on nous impose. Tout en restant ouvert ! Le monde des musiques trad n’est pas du tout réac ni autocentré. Dans certains groupes de musiques occitanes des années 70, il y avait des percussionnistes qui venaient du monde entier, des échanges avec les scènes brésiliennes et anglaises… ces mouvements étaient vraiment ouverts et ont donné lieu à de belles collaborations musicales. De plus, la grande majorité des nouvelles compositions trad contemporaines flirtent avec le noise ou l’ambiant, elles ne sont pas du tout dans des délires conservateurs. Au contraire, c’est très progressiste : il s’agit d’un métissage d’ancien et de nouveau.

Est-ce que les musiques trad n’ont pas un peu vieilli, quand même ? 

Certains textes ont vieilli, évidemment, ils renvoient à des schémas amoureux ou sociaux complètement datés – et on pourrait légitimement en être un peu choqué. Mais il faut garder une certaine distance, moi je ne cherche pas du tout à politiser ma pratique. Quant aux sonorités, c’est aussi tout le jeu du digging : il faut trouver la pépite, le son qui “sonne bien actuellement”. Et ça marche : le public est parfois lui-même surpris d’apprécier des sonorités très éloignées de celles qu’il connaît et qui le font pourtant danser comme sur des musiques contemporaines.

Donc les musiques traditionnelles font danser !

Bien sûr ! À l’origine ces musiques sont faites pour être jouées dans les bals populaires. Ça fait partie de leur ADN ; il faut garder cet esprit-là. L’idée c’est de surprendre les gens en conservant l’énergie de la fête, par exemple en leur présentant des chansons qu’ils connaissent, comme le Renard et la Belette, mais joué à la sauce 70’s avec une batterie et des basses. En Bretagne certains groupes l’ont fait, comme Tri Yann ou Alan Stivell, ils ont connu un immense succès.

albums tirés des labels Ventadorn, Névénoé et Geste Paysanne UPCP

Tu parles de “musiques traditionnelles” et non de “musiques folkloriques”. Peux-tu expliquer cette distinction ? 

Ce que je joue aujourd’hui, ce ne sont pas des musiques folkloriques ni même des musiques traditionnelles, ce sont des musiques d’inspiration traditionnelle : il n’existe que très peu d’enregistrements de musiques traditionnelles dans le contexte de leur époque. Après, au sein de mes sets, je mélange les répertoires – le répertoire celtique et occitan, par exemple. Mes sets sont donc un dialogue entre les différentes scènes trad françaises. 

À quoi ressemble le répertoire des musiques trad et/ou d’inspiration trad en Occitanie ?

Il y a de tout, des chansons chantées par des vieilles dame et enregistrés dans les années 1960, ou encore des solos d’instruments traditionnels enregistrés sur place, dans les villages. Mais pour la plupart, le répertoire occitan est d’inspiration traditionnelle : il s’agit de morceaux appartenant au revival trad des années 70-80 en France. Cette scène occitane est elle-même très diversifiée. Il y a d’abord la nova canson, c’est-à-dire de la folk chantée en occitan – là, le côté trad se trouve surtout dans le texte. Ce n’est pas un genre très dansant, donc j’en joue peu lors de mes sets devant un dancefloor.

Ensuite, il y a de nombreux groupes de progressive/folk ou de rock/folk d’inspiration traditionnelle. Ceux-ci utilisent des instruments vernaculaires comme la cornemuse, le rebec, la vielle à roue ou le cromorne (le rebec et la vielle à roue sont des instruments à corne frottées de la Renaissance et du Moyen-Âge. Le cromorne est un instrument à vent datant du XVIIe siècle, ancêtre du hautbois, ndlr) ainsi que des batteries ou des basses, et sont construits sur la structure plus classique couplet/refrain. Le public peut alors se raccrocher à des sonorités familières, comme des lignes de basses ou des structures rythmiques qui le font danser.

Faut-il adopter un certain style ou certaines techniques de mix particulières pour mixer des musiques traditionnelles ? 

Il faut faire de la sélecta, pas de mix à proprement parler. En mixant ces sons, on risque de les déformer (par exemple en utilisant le pitch qui déforme les voix), ou de tronquer des parties très intéressantes musicalement, comme les longues introductions qui font ressortir le grain de l’instrument ancien. En plus les musiques traditionnelles sont généralement en rythme ternaire, donc difficiles à beatmatcher. Mixer des musiques traditionnelles c’est donc présenter une musique ancienne à l’aide des outils et des techniques actuelles. C’est peut-être ce qui explique son succès sur les lieux dévolus à la musique électronique, comme les festivals de techno !

Pour aller plus loin : 

  • L’ethnomusicologie, ou anthropologie de la musique, est une discipline consistant à étudier la musique dans ses contextes sociaux, généralement en terrain lointain, à l’aide les méthodes qualitatives utilisées en sciences sociales (observation participante, entretiens, échantillonnages, monographies). 
  • L’anthropologie vise à rendre intelligibles les pratiques de groupes sociaux géographiquement ou culturellement éloignés. À mesure que l’anthropologie s’éloigne du paradigme racial dominant dans le contexte colonial, les anthropologues prennent pour objet les faits sociaux proches d’eux-mêmes. Le XIXe siècle marque même l’apparition du folklorisme, c’est-à-dire l’étude des faits sociaux traditionnels à l’échelle locale. L’histoire de ces mouvements intellectuels est liée à celle de la musique traditionnelle. 
  • C’est ce qui explique le regain d’intérêt pour les musiques et les danses traditionnelles dans les années 1930, ou encore le revival trad des années 1970, comme l’explique Péroline Barbet dans des podcasts disponibles ici et ici. Aujourd’hui, la majorité des acteurs de la scène néo-trad française, comme Vincent Privat ou encore René Danger, se réclament encore du revival trad des années 1970.
  • Un article de la même Péroline Barbet, “Du folklore à l’éthnologie”

photo de couverture : Guillaume Blot